Publié en anglais il y a vingt-cinq ans, Hégémonie et stratégie socialiste d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe s’est retrouvé au centre des débats, souvent houleux, autour du projet de refonte de la pensée socialiste. À l’occasion de sa traduction en fran çais, Marc Saint-Upéry souligne la pertinence de certaines de ses analyses critiques en même temps que le flou et la fragilité de sa proposition politique de « démocratie radicale et plurielle ».
Dans sa préface à l’édition fran çaise d’Hégémonie et stratégie socialiste (à partir d’ici, HSS), Étienne Balibar souligne à juste titre qu’il y a quelque chose d’un peu étrange à voir paraître aujourd’hui une traduction fran çaise du livre de Laclau et Mouffe‚ vingt-cinq ans après sa première édition anglaise et bien longtemps après ses rééditions et traductions en diverses langues. Bien entendu, on ne saurait que se féliciter du rôle de ces petits éditeurs courageux, indépendants et curieux dans la mise en circulation de textes « intempestifs ». Reste qu’on peut se poser la question de savoir quels sont les processus de tri et de réception idéologiques et cognitifs qui font qu’on traduit aujourd’hui en France Laclau et Mouffe, mais pas, par exemple, puisqu’il est question de « postmarxisme » et de « stratégie socialiste », A Future for Socialism, de John Roemer1, ou bien After Capitalism, de David Schweickart2 ; ou encore, pourquoi personne ne réédite une oeuvre majeure publiée à la même époque que HSS et qui explore sous un autre angle et dans un tout autre style – qu’on peut juger philosophiquement et philologiquement plus convaincants – des espaces théoriques voisins de ceux que fréquente HSS : Langage et production, de Gyorgy Markus3 (lequel, tout comme Laclau et Mouffe, fraye avec le second Wittgenstein et la dimension anthropologique de ses « jeux de langage »).
L’une des raisons de cette sélectivité des mécanismes de réception intellectuelle est probablement que des ouvrages relevant de traditions négligées ou méconnues en France comme le marxisme analytique ou l’École de Budapest, en l’occurrence, ne bénéficient pas de l’effet d’opportunité que constitue l’importation croissante mais désordonnée dans l’Hexagone des travaux des pratiquants anglo-saxons de ladite « théorie fran çaise » (French theory), une opération de marketing académique qu’on peut considérer alternativement comme une révolution épistémologique, comme un malentendu productif ou comme une simple perte de temps (j’avoue me sentir plus proche de cette dernière évaluation). Mais, dans le cas de HSS, les choses sont un peu plus compliquées et plus intéressantes. Si Laclau et Mouffe ne cachent pas que leur propos de l’époque était bien d’arrimer le wagon gramscien à la locomotive post-structuraliste pour garantir le démarrage en force de leur train postmarxiste4, le profil des auteurs et le contexte de leur opération théorique sont assez différents de ceux qui caractérisent la routine du commerce transatlantique des idées. Non seulement Ernesto Laclau est argentin et Chantal Mouffe belge (et le premier vient d’une militance politique liée à la gauche « nationale » – sympathisante du péronisme – en Argentine), tous deux transplantés en Grande-Bretagne, mais la publication initiale de leur ouvrage s’inscrit dans une conjoncture politique et sociale tout à fait spécifique, marquée par l’avènement traumatique de Margaret Thatcher (1979), la guerre des Malouines (1982), la grande grève des mineurs britanniques (1984-1985), l’ascension et le déclin rapides d’une gauche socialiste radicale au sein du Parti travailliste et les débats de l’eurocommunisme. C’est dans le cadre de l’assimilation de ces événements et de la projection de ces débats en Grande-Bretagne que les travaux de Laclau et Mouffe furent diffusés et discutés dans les pages de la revue Marxism Today, où les auteurs étaient alors souvent invités à contribuer à l’élaboration d’une perspective « postmarxiste » à laquelle certains reprochent d’avoir servi d’antichambre idéologique à la troisième voie blairiste. Une accusation dont les anciens animateurs de Marxism Today se défendent vigoureusement aujourd’hui et qui explique sans doute aussi pourquoi la quatrième de couverture de HSS (qui est la traduction mot à mot, à une phrase près, de celle de la réédition anglaise de 2001) prend les précautions de signaler que « le projet politique que(cet ouvrage)élabore, la « démocratie radicale et plurielle », constitue un puissant antidote aux tentatives de dépassement par une troisième voie de l’opposition classique entre droite et gauche ».
Avant de juger de la puissance effective de ce remède, il faut savoir qu’elle ne visait pas alors en premier lieu à prévenir les renoncements droitiers de la social-démocratie, mais à remédier aux errements d’une orthodoxie marxiste encore bien enracinée et fondée sur le déterminisme économique, la centralité de la classe ouvrière, une métaphysique de la représentation des « intérêts objectifs » et une série de dogmes essentialistes et nécessitaristes associés à un imaginaire jacobin et autoritaire. Le fait qu’il n’y ait aujourd’hui plus grand monde pour défendre cette forteresse de certitudes idéologiques ne nous dispense pas de mesurer la pertinence de la lecture qu’en font les auteurs et, surtout, d’évaluer la théorie du lien social et du discours politique qu’ils proposent comme alternative.
Crise du marxismeet émergence de l’hégémonie
Le premier chapitre est consacré à la reconstruction/déconstruction de la « crise du marxisme » (l’expression est forgée par le philosophe et futur président tchécoslovaque Tomas Masaryk dès 1898) qui, à partir de la dernière décennie du XIXe siècle, est pratiquement concomitante de la formation de l’orthodoxie sous les auspices de la social-démocratie allemande et de sa revue théorique, Die Neue Zeit (fondée en 1883). Laclau et Mouffe examinent comment, face aux démentis apportés par le réel au grand récit déterministe-ouvriériste (résilience du capitalisme, complexités inattendues du rapport entre « base » économique et « superstructure » de la société, délais et détours de l’accumulation révolutionnaire, fragmentation politique et sociale du prolétariat, etc.), les divers leaders et théoriciens du mouvement socialiste s’efforcent de défendre et de reconstituer la cohérence de l’orthodoxie ou, au contraire, de la dépasser dans un sens ou un autre. Les thèses de Rosa Luxembourg, Kautsky, Plekhanov, Labriola, Bernstein, Sorel ou des austromarxistes sont ainsi passées au crible de l’analyse. On pourrait discuter du point de vue philologique certaines démonstrations un peu rapides ou exiger une périodisation plus complexe et plus raffinée. On pourrait aussi s’étonner de l’absence totale de mise en perspective sociologique de l’élaboration théorique et des positionnements stratégiques des divers protagonistes du « marxisme » dans le cadre du champ des forces politiques et intellectuelles tel qu’il était structuré à l’époque. Mais on accordera à Laclau et Mouffe que leur objectif n’est pas de contribuer à l’histoire des idées ou de faire la sociologie d’une culture politique. HSS est avant tout un texte d’intervention politique, même s’il évolue dans une atmosphère théorique très raréfiée, et son caractère éminemment problématique tient plutôt à l’articulation entre sa pars destruens et sa pars construens. On notera, en revanche, toujours dans le premier chapitre, le souci de rendre justice à Eduard Bernstein, commode bouc émissaire du marxisme-léninisme de la IIIe internationale et de ses dissidences gauchistes, en refusant l’aplatissement de la notion de « révisionnisme » sur celles de « réformisme » et de « gradualisme », les trois pouvant en fait coïncider ou pas, ainsi que se combiner selon des proportions et des articulations diverses avec d’autres options théoriques et stratégiques. Ainsi, au tournant du siècle, le révisionnisme supposait une relecture critique des textes fondateurs et de l’orthodoxie marxiste qui n’excluait a priori aucune conclusion politique spécifique, qu’elle soit radicale – comme chez Sorel – ou modérée ; le réformisme des syndicats sociaux-démocrates s’en tenait à la défense des intérêts corporatifs des travailleurs sans pour autant remettre en cause l’orthodoxie marxiste ; et le gradualisme n’excluait nullement une évolution par étapes vers une société intégralement postcapitaliste.
C’est le chapitre II du livre qui offre sans doute l’élaboration analytique la plus dense et la plus satisfaisante de la pars destruens de l’ouvrage: Laclau et Mouffe y retracent de fa çon assez convaincante l’émergence du concept d’hégémonie comme tentative de « suture » de l’espace discursif de l’orthodoxie en remédiant au niveau politique au hiatus temporaire entre les tendances manifestes du capitalisme et de la structure de classe de la société et son inévitable évolution « objective » sous-jacente (c’est ainsi que Kautsky con çoit les « tâches démocratiques » du parti de la classe ouvrière), ou bien, au contraire, dans le cas de Lénine et de Trotsky, en assumant l’hétérogénéité du « développement inégal et combiné » du capitalisme périphérique russe comme possible catalyseur d’une crise révolutionnaire dont la résolution dépend toutefois du privilège épistémologique détenu par l’avant-garde révolutionnaire, seule à même de déchiffrer les lois du mouvement historique et les intérêts « objectifs » du prolétariat, lesquels continuent à renvoyer à la métaphysique déterministe et économiciste qui informe l’orthodoxie.
Au départ, l’idée d’hégémonie repose sur une théorie plus ou moins implicite des alliances rendues nécessaires par la faiblesse relative du prolétariat ou par les aléas du développement économique et social et du contexte politique. Mais le réductionnisme qu’implique la croyance persistante en la centralité ouvrière et en l’omniscience de l’avant-garde entraîne une pratique manipulatrice et autoritaire des dites alliances, qui ne commence à être remise partiellement en question que sous l’effet de deux nouveautés historiques : l’expérience du fascisme en Europe et le cycle des révolutions anticoloniales. Symptomatiquement, Laclau et Mouffe ne s’attardent pas sur ce deuxième aspect, mais on peut supposer que c’est justement la cohabitation chez Gramsci de l’interrogation sur la « question méridionale » (considérée comme un problème de sous-développement et de colonialisme interne) et de l’expérience fasciste qui amène le dirigeant communiste italien à forger toute une série de concepts stratégiques autour de l’autonomie du moment politico-culturel, de la nécessité d’une direction « morale et intellectuelle » et d’une cristallisation « nationale-populaire » de la volonté collective : guerre de position, bloc historique et, précisément, hégémonie, dans un sens renouvelé.
Pour Gramsci, la possibilité de gouverner sans exercer de coercition ouverte et de faire prévaloir l’hégémonie sur la domination pure dépend de la capacité des détenteurs du pouvoir (mais aussi des aspirants à celui-ci) à exploiter les systèmes de croyances de la population. Les intellectuels au sens large (enseignants, clergé, journalistes, etc.) jouent un rôle important dans cette organisation du consensus à travers un mélange de persuasion rationnelle et d’influence émotionnelle. Là aussi, on pourra juger que les auteurs négligent les lectures critiques non orthodoxes et non vulgaires qui rapportent l’élaboration gramscienne à ses possibles racines idéalistes crociennes ou gentiliennes. Ils préfèrent signaler que, malgré ces avancées, Gramsci reste prisonnier de l’ontologie essentialiste du marxisme, avec sa classe fondamentale et sa primauté structurale de l’économie, au même titre que la social-démocratie réformiste occidentale, qui oscille entre la passivité quiétiste induite par l’idée persistante que « le capitalisme ne peut être réformé » et le technocratisme étatiste, dans sa version travailliste classique d’après-guerre ou dans ses incarnations « planistes » ambiguà«s d’avant-guerre. Cette fatale ambiguïté idéologique du « planisme » d’Henri de Man ou de Marcel Déat est signalée en passant par les auteurs, qui n’approfondissent pas la question. Il s’agit là d’une réticence d’autant plus curieuse, au moins chez Ernesto Laclau, qu’on peut penser qu’à sa source, le péronisme argentin resignifie et inverse partiellement la destinée fasciste de la « troisième voie » planiste des années 1930.
Fuite en avant théorique
Suivent des développements pertinents mais menés au pas de charge sur le lien entre l’ontologie essentialiste du marxisme orthodoxe et la conception de la force de travail comme marchandise, une fiction déjà déconstruite plus de vingt ans auparavant par Castoriadis, comme le signalent les auteurs en note. Au moment où HSS était rédigé, la longue et condescendante négligence de l’analyse du procès de travail par la tradition marxiste (oubliant en cela certaines des meilleures pages de Marx) commen çait à être corrigée par une série de travaux novateurs, bien que non nécessairement convergents. Laclau et Mouffe citent en passant les thèses de Braverman, Bowles et Gintis, Marglin, Coriat, Tronti, Panzieri, Burawoy (entre autres) et les théories de la segmentation du marché du travail, mais signalent aussi les tentatives concomitantes de reconstruire la figure de la « vraie » classe ouvrière, celle dont les intérêts économiques seraient directement et nécessairement liés à la perspective socialiste à travers le processus de déqualification (Braverman) ou la notion de travail productif (Poulantzas).
Il est assez difficile de résumer la pars construens du travail de Laclau et Mouffe. L’une des raisons en est l’incroyable degré d’aridité et d’opacité du lexique théorique employé et le caractère très elliptique de certains développements (je mets au défi les exégètes de résumer même de fa çon approximative ce qui est dit au juste entre les pages 188 et 195 à propos de la critique de la notion de « garantie des conditions d’existence de certains objets du discours marxiste classique »). Le problème, on le verra, c’est qu’on en vient rapidement à soup çonner que cette opacité ne résulte nullement du fait que l’élaboration théorique de Laclau et Mouffe pâtirait d’un excès de complexité.
Les notions de « discours » et de « formation discursive » jouent un rôle central dans cette élaboration. Elles s’appuient sur la conception d’origine saussurienne qui con çoit la langue comme un système d’éléments n’ayant de valeur que strictement différentielle et relationnelle. Toutefois, dans l’usage qu’en font Laclau et Mouffe – et qu’ils attribuent au post-structuralisme « au sens large » –, ces notions transcendent explicitement la distinction entre domaine linguistique et extra-linguistique. (On notera d’ailleurs, p. 201, la confusion, fréquente chez nombre d’auteurs post-structuralistes, entre la performativité de certains actes de langage et la supposée « matérialité du discours ».) En gros, d’après les auteurs, la possibilité même de la perception, de la pensée et de l’action dépend de la structuration d’un champ signifiant qui préexiste à toute immédiateté factuelle. Par ailleurs, les formations discursives sont des totalités inachevées, constamment susceptibles d’être débordées et déstructurées par d’autres formations discursives. Dès lors, partant du présupposé d’une ouverture et d’une incomplétude ontologiques du social, de sa congruence avec un champ de la discursivité en recomposition métamorphique permanente et du caractère fragmentaire, instable et relationnel de toutes les identités, ils proposent au chapitre III un certain nombre de concepts opératoires : celui de surdétermination, censé exprimer le caractère à la fois symbolique et « non suturable » des relations sociales ; celui de position de sujet, irréductible à une métaphysique de la présence et de l’identité à soi transparente ; celui de chaîne d’équivalence, une logique apparemment métonymique de simplification de l’espace politique, de construction du commun et de mise en relation des positions de sujet dispersées ; celui d’antagonisme, qui n’est ni une opposition réelle (Realrepugnanz au sens kantien) ni une contradiction dialectique ; et enfin, celui d’articulation, visant à rompre avec la logique de la représentation. « La pratique de l’articulation, consiste (…) en la construction de points nodaux qui fixent partiellement un sens », écrivent les auteurs, qui font ici spécifiquement référence aux notions lacaniennes de « point de capiton » et de « signifiant maître ». « Le caractère partiel de cette fixation procède de l’ouverture du social‚ résultat‚ à son tour‚ du dépassement constant de tout discours par l’infinitude du champ de discursivité. »
Selon Laclau et Mouffe, les pratiques articulatoires sont au coeur du politique et constituent le moteur de l’émergence de l’hégémonie. Au-delà de Gramsci, ce concept clé révèle désormais son potentiel subversif, celui d’une plus-value symbolique constituante, d’une sorte de « dangereux supplément », au sens derridien, qui défait l’unité et la cohérence supposées des identités sociales et recompose le jeu des alliances et des identifications sous la forme de pratiques discursives fluides et de la reformulation permanente des antagonismes et de leurs frontières, « au-delà de la positivité du social ».
Les limites du symbolique
Un peu étourdi par cette charge de cavalerie hyperthéorique, le lecteur trouvera dans le chapitre suivant, qui est aussi le dernier, une brève description de l’émergence radicale de l’imaginaire démocratique s’appuyant entre autres sur Tocqueville, Furet et Lefort, une analyse de la révolution néoconservatrice et néolibérale explicitement assez proche de celle de Stuart Hall (alors également compagnon de route de la revue Marxism Today) et une ébauche de conceptualisation de la « démocratie radicale et plurielle » en tant que surface d’inscription fondamentale du coup de dés hégémonique susceptible de suspendre la contingence du social, de résoudre provisoirement la tension entre autonomie et articulation, particularisme et universalisme, et de mettre à profit de fa çon progressiste l’irréductible dispersion et prolifération polysémique des nouvelles positions de sujet et des nouveaux espaces de politisation.
Quand bien même on éprouverait quelque sympathie pour ce type de perspective, on notera le caractère souvent vague, voire contradictoire, des formulations de Laclau et Mouffe. Le côté un peu énigmatique de l’idée d’une « mutation » soudaine et radicale de « l’imaginaire politique » des sociétés occidentales (la « révolution démocratique ») fait presque regretter les bonnes vieilles certitudes du déterminisme économique. La proposition selon laquelle « « serf »Ã¢â‚¬Å¡ « esclave »Ã¢â‚¬Å¡ etc.‚ ne désignent pas en eux-mêmes des positions antagonistes(car)ce n’est que dans les termes d’une formation discursive différente‚ telle que « les droits inhérents à tout être humain »Ã¢â‚¬Å¡ que la positivité différentielle de ces catégories peut être subvertie et la subordination érigée en oppression » pourrait être fortement contestée par des historiens de la servitude ou de l’esclavage. De fait, dans son ouvrage classique d’histoire comparée des rébellions d’esclave, Eugene Genovese montre que la différence entre, d’une part, les Caraïbes et le Brésil, et, de l’autre, les États-Unis (où les révoltes sont moins fréquentes, beaucoup moins massives et jamais victorieuses), relève essentiellement de facteurs sociologiques « matériels » comme la structuration démographique et territoriale du système esclavagiste et « l’équilibre politico-militaire du pouvoir5 ». Quant au rôle éventuel des « formations discursives » dans la perception de l’oppression, il suffit de lire la remarquable étude de Peter Kolchin sur l’esclavage nord-américain et le servage russe6 pour constater que les subalternes asservis n’ont pas besoin d’une théorie générique des droits de l’homme pour aspirer à l’abolition de leur condition et que, non seulement ils ont recours à toutes sortes de ressources idéologiques (normes d’équité implicites et « locales », tropes bibliques, monarchisme utopique des serfs russes, etc.) pour résister radicalement à l’oppression, mais que la comparaison transnationale et intertemporelle laisse clairement percevoir un certain nombre d’invariants transculturels dans la perception de l’injustice – ce que Barrington Moore avait déjà amplement démontré dans son ouvrage sur la question7. Curieusement, et sans grand souci de cohérence par rapport à leur théorie du discours, on voit resurgir ailleurs dans le texte de Laclau et Mouffe une certaine forme de déterminisme économique avec l’idée que les changements décisifs des relations sociales censés expliquer l’émergence des nouvelles positions de sujet et des « nouveaux mouvements sociaux » découlent, en termes régulationnistes, de « la transition d’un régime d’accumulation extensif à un régime d’accumulation intensif ».
Quelques remarques dans le sillage de ces apories. La disqualification de la notion métaphysique d’ « intérêt objectif » n’implique pas nécessairement la dissolution de toute notion d’intérêt ou de stratégie plus ou moins utilitaire des acteurs dans la contingence des articulations hégémoniques et la constitution symbolique des positions de sujet. De même, tant la stabilité relative des identités de ces acteurs que leur étiolement éventuel ne sont peut-être pas exclusivement l’effet de la fluidité des jeux de langage et des pratiques discursives qui les constituent. Il est symptomatique que, sans doute sous prétexte « d’éviter un descriptivisme impressionniste et sociologique‚ qui reste dans l’ignorance des conditions de sa propre discursivité » (manière un peu commode d’évacuer la question de l’investigation empirique)‚ les auteurs ne prêtent aucune attention aux théorisations de l’action collective liées tant au paradigme du choix rationnel qu’à sa critique circonstanciée, pas plus qu’ils ne s’intéressent aux avancées considérables de la sociologie des mouvements sociaux, probablement un des rares domaines de cette discipline où les approches et les outils d’analyse – mobilisation des ressources, répertoires d’action, structure d’opportunités politiques et processus de cadrage – font relativement consensus chez la majorité des chercheurs concernés. Il est vrai que la systématisation des travaux d’auteurs comme Doug McAdam, John McCarthy, Sydney Tarrow, Charles Tilly et Mayer Zald est en partie ultérieure à la publication de HSS,mais il en existait déjà alors des aper çus substantiels8. Plus étrange, vu le contexte national de leur travail, est le caractère extraordinairement succinct et allusif de la mention par Laclau et Mouffe des débats sur la formation de la classe ouvrière britannique tels qu’ils sont exprimés dans l’ouvrage classique d’E. P. Thompson9 et dans ceux de l’historiographie marxiste britannique des années 1960 et 1970, y compris chez des critiques de Thompson avec lesquels les auteurs de HSS ont une affinité thématique évidente, comme Gareth Stedman Jones10. Là aussi, c’est une chose de critiquer la centralité de la classe ouvrière en tant qu’hypostase téléologique, c’en est une autre de paraître ignorer que la complexité de la recomposition permanente des rapports de classe dans les sociétés industrielles n’est pas purement aléatoire, qu’elle engendre des contraintes sociologiques lourdes ( « classistes ») y compris sur les « nouveaux » mouvements sociaux, et que le caractère « relationnel » des identifications de classe ne relève pas nécessairement ni exclusivement du « symbolique ».
Mais laissons Ernesto Laclau résumer lui-même ce qu’il considère comme «l’idée centrale d’Hégémonie et stratégie socialiste » : « Le peuple en tant qu’acteur collectif est toujours le résultat d’une articulation de demandes qui ne se limitent pas à des demandes administratives précises, mais ont une extension plus grande. En fin de compte, le problème de la politique (…) est la constitution d’un peuple. Mais si vous avez une pluralité de demandes réunies simplement sous l’égide d’un nom qui les constitue comme totalité, comme peuple, alors ce nom doit être investi d’une force affective beaucoup plus puissante. Et c’est là que je crois que la théorie de la politique et la psychanalyse confluent. Parce que la psychanalyse part de l’idée d’un investissement radical sur certains noms vu qu’elle essaye d’analyser l’existence d’une surdétermination à travers laquelle un élément en vient à avoir une connotation beaucoup plus puissante que ce qu’il signifierait normalement dans le vocabulaire courant. La théorie de l’hégémonie est la théorie de la surdétermination des éléments signifiants qui fait qu’un élément signifie quelque chose de plus que ce qu’il signifierait spontanément dans le langage courant. Ce phénomène a plusieurs dimensions : la première est la question de la rhétoricité. La notion de catachrèse signifie un terme figuré auquel ne correspond aucun terme littéral qui puisse le remplacer. S’il y a quelque chose dans le langage qui fait qu’on ne peut pas signifier ce qui correspondrait à ce que nous avons désigné comme « peuple », alors un terme partiel viendra toujours remplacer un autre terme. On aura donc une rhétoricité constitutive des formes de fonctionnement du langage. En deuxième lieu, la dimension de l’affect, qui est centrale parce que pour qu’un terme possède cette surcharge, cette surdétermination, il est nécessaire qu’il soit fortement investi du point de vue affectif. Et en troisième lieu, cela signifie qu’il n’y aura jamais de termes strictement littéraux : la politique ne pourra jamais coïncider avec l’administration, elle sera toujours constitution d’une plus-value symbolique à travers laquelle une entité se constitue. L’avenir de la pensée politique et sociale dépend de la conjonction de ces trois dimensions : la rhétoricité, la psychanalyse et la politique con çue comme hégémonie11. »
Quand l’articulation n’articule plus
Si on voulait caricaturer, on pourrait n’y voir au fond qu’une nouvelle version passablement elliptique du freudo-marxisme passée au crible du « tournant linguistique » et agrémentée de quelques guirlandes post-structuralistes. À part quelques traits idiosyncrasiques, une telle démarche n’aurait évidemment rien de très nouveau, ce qui n’est d’ailleurs pas un problème en soi si l’on n’est pas esclave du culte du nouveau. Ce qui fait problème, en revanche, c’est le fort degré de sous-détermination et la fragilité heuristique des concepts de Laclau et Mouffe. On peut vérifier cette sous-détermination à plusieurs niveaux.
D’abord, il est extrêmement frappant de constater que le concept de « populisme » tel que Laclau s’emploie dans son dernier ouvrage12 à le relégitimer en tant que dimension fondamentale du politique remplit aujourd’hui pratiquement les mêmes fonctions que celui d’ « hégémonie » dans HSS, ce qui laisse pour le moins songeur. Ce non pas parce que la notion de « populisme » serait forcément connotée négativement (sa « positivation » par Laclau est en fait une entreprise plutôt louable), mais parce que cette congruence des deux notions trahit un arbitraire sémantique et une déficience radicale dans leur formulation.
Deuxièmement, on ne voit pas toujours très bien en quoi l’armature théorique de HSS justifie les prises de position politiques concrètes des auteurs telles qu’on peut les identifier ici ou là 13. Chantal Mouffe considérait ainsi en 2006 que, vu la conjoncture, la tâche principale était « défensive » et qu’il ne s’agissait plus de radicaliser la démocratie mais « d’empêcher que les institutions démocratiques soient démantelées et démolies ». Pour sa part, Ernesto Laclau, affirmant son soutien à ce qu’il per çoit comme un projet national-populaire progressiste, avouait il y a quelques années que, avec Nestor Kirchner, il avait pour la première fois de sa vie l’impression que son camp était au pouvoir. Dans ces contextes, les concepts clés de HSS continuent à être invoqués mais sous une forme floue, où « antagonisme » peut tout aussi bien fonctionner comme synonyme de conflit en général et « articulation » signifier simplement alliance, coalition ou coordination quelconque. On apprend que Laclau et Mouffe sont pour l’égalité dans la différence ; qu’ils sont du côté des luttes, qui sont fluides et plurielles ; que le conflit est irréductiblement au coeur du social mais que la pratique du « pluralisme agonistique » (censé différencier la démocratie radicale de la démocratie libérale) permet d’éviter qu’il verse dans la violence destructrice ou l’involution fasciste ; que même s’il n’y a plus de sujet privilégié, il faut un minimum de coordination, etc. Comme le dit Chantal Mouffe, « la critique de la notion de classe ne signifie pas que nous voulons assumer une espèce de position postmoderne d’extrême diversification et que nous remettons en question toute exigence d’un certain type d’identité commune. » On est content d’en être informé, mais on se demande si on avait vraiment besoin de toute cette machinerie théorique pour en arriver à des conclusions aussi peu renversantes. De même, l’abandon subreptice, ou du moins la mise en veilleuse, de toute perspective postcapitaliste par nos auteurs, tout comme la défense assez cursive (p. 306) de cette perspective à l’époque de HSS, ne semblent pas avoir de lien organique avec les éléments clés de leur théorie.
Enfin, l’arbitraire du symbolique et la contingence de l’articulation hégémonique ne semblent pas être à même de rendre compte à eux seuls des déplacements de sens qui se produisent à l’intérieur de certaines configurations conjoncturelles, quand bien même celles-ci mobiliseraient au plus haut degré les facteurs mentionnés par Laclau : rhétoricité, affect et performativité politique.
Prenons deux exemples dans l’actualité contemporaine. Il est clair que l’élection de Barack Obama et la « position de sujet » tout à la fois « noire » (alors qu’il n’est en fait pas typiquement « afro-américain ») et « postraciale » (sans pour autant adopter un discours irénique du type « on a dépassé le problème racial ») qu’il assume plus ou moins explicitement ne changent rien à la pauvreté et à la désaffiliation structurelles des ghettos, produit de la synergie néfaste entre l’héritage de la structure historique de domination raciale, l’essor générique (color blind) des inégalités économiques et sociales et le déclassement du travail non qualifié14. Elle n’efface pas non plus toutes les manifestations du racisme quotidien, mais cela ne l’empêche pas d’avoir un effet performatif extrêmement puissant sur le corps social états-unien, effet qui a d’ailleurs complètement déstabilisé une partie des intellectuels nationalistes noirs américains, au départ plutôt enclins à dénoncer ou à sous-estimer Obama en tant que nouvelle incarnation de l’Oncle Tom noir ou du « house nigger » (domestique noir de la maison des maîtres, par contraste avec l’esclave des champs) servile et conciliant. Au fur et à mesure que se développait sa campagne, beaucoup ont été obligés de se rallier à l’évidence de l’impressionnant degré d’adhésion et d’investissement émotionnel suscité par le candidat démocrate au sein de la population afro-américaine, mais aussi des secteurs blancs urbains et juvéniles. Or, à quelques mois de la victoire électorale, la majorité des Américains (Afro-Américains compris) se rendent compte avec stupéfaction qu’ils ont déjà presque oublié qu’Obama était un président noir. Il apparaît de plus en plus clairement que le bilan de son mandat se fera non pas par rapport à son statut de premier président afro-américain mais sur la question de savoir s’il se montrera à la hauteur de Roosevelt dans la formulation d’un nouveau pacte progressiste largement centré autour de questions comme l’inégalité économique, la protection sociale et un nouveau mode de régulation du capitalisme. On ne peut pas décrire simplement ce phénomène comme un retour de la « classe » contre l’ « identité », de l’économique contre le culturel ou des problèmes de « redistribution » contre les questions de « reconnaissance » dans la mesure où, précisément, ces dualités méritent d’être interrogées en profondeur. On peut toutefois faire l’hypothèse qu’il s’agit d’une transition paradigmatique, d’une nouvelle « articulation hégémonique » certainement liée à l’irruption traumatique et à la profondeur de la crise économique (mais ce n’est pas la seule explication possible), dont les métamorphoses de la discursivité et la notion abstraite et générique de « contingence » ne rendent pas compte à elles seules, alors même que l’indéniable don de la parole du nouveau président joue un rôle tout à fait important dans la reconstruction de la « confiance » sociale et politique requise par les puissants bouleversements socio-économiques en cours.
L’autre exemple concerne l’évolution du gouvernement des époux Kirchner. Non seulement on peut soutenir de fa çon assez plausible qu’il s’avère beaucoup moins progressiste dans les faits que ne le suppose Laclau15 – sans doute ébloui par l’adoption par certains cercles liés au pouvoir de la version de gauche de la rhétorique nationale-populaire qui a accompagné sa prise de conscience militante dans les années 1960 –, mais on peut s’interroger sur la signification du délitement soudain de l’opération hégémonique néopéroniste et de l’efficacité de son répertoire symbolique lors du conflit entre le gouvernement argentin et les producteurs ruraux entre mars et juillet 2008. Que se passe-t-il au juste quand l’articulation n’articule pas ? Et que penser de l’ « intervention » du gouvernement Kirchner à l’encontre de l’Institut national de statistiques argentin (INDEC), qui a entraîné l’interruption depuis 2007 de la publication des chiffres de cet organisme sur l’inflation et la pauvreté, sans doute gênants pour les autorités ? Faut-il y voir aussi un type de « pratique articulatoire » ? Plus généralement, si les rapports entre essence et apparence sont indécidables parce qu’aucun phénomène ou aucun événement ne possède de noyau de stabilité interne, qu’est-ce que cela implique pour l’exercice du jugement politique ? Dans le modèle de Laclau et Mouffe, on voit difficilement comment on peut obtenir une réponse autre que tautologique à ces questions.
Postmarxisme :au-delà du tournant linguistique
Comme l’observent pertinemment les auteurs dans leur nouvelle préface de 2001, dans « postmarxiste », il n’y pas seulement « post- » mais aussi « marxiste », ce qui revient à revendiquer tout à la fois un dépassement et un héritage à inventorier. Mais comment définir cet héritage et calibrer le « droit d’inventaire » qui l’accompagne ? Relativement prolixes sur Kautsky, Plekhanov, Lénine ou Gramsci, Laclau et Mouffe sont assez peu loquaces sur Marx lui-même, et leur livre est passablement décevant sur le plan marxologique. On a vu que, s’il est fort louable de continuer à avoir le coeur à gauche ou à se placer globalement « du côté des luttes », on peut estimer que cet alignement générique, quand il est associé avec une approche symbolique et libidinale excessivement abstraite du politique, entraîne un certain déficit d’ « analyse concrète de la situation concrète », voire de claires erreurs de diagnostic du propre point de vue stratégique du combat pour une « démocratie radicale ». Mais ce n’est pas là le seul problème. Si l’on doit prendre au sérieux ce qui reste du signifiant « Marx » dans le « postmarxisme », il est clair qu’un tel souci exige un peu plus qu’une inscription globale dans le camp de la démocratie radicale.
Naviguer dans les parages de l’intention marxienne, c’est continuer à explorer d’une fa çon ou d’une autre l’hypothèse qu’il existe une certaine « articulation » – et on peut être aujourd’hui à la fois plus prudent et plus éclectique quant aux modalités de cette articulation – entre « mode de production » au sens large (y compris l’autoproduction biotechnologique de l’humanité) et « mode de sujétion » (et de subjectivation, pourrait-on ajouter), pour reprendre une formule d’Étienne Balibar16. Il est clair que pour Laclau et Mouffe, la question du « mode de production », qui n’est pas la même chose que celle d’une supposée primauté structurale de l’économie, est pour le moins secondaire ou évanescente. Dans la nuit de la contingence du symbolique et du constructivisme social généralisé, aussi louables que soient leurs motivations éthico-idéologiques (éviter la « naturalisation » subreptice des rapports de pouvoir), tous les chats sont gris. Et sous le drapeau de la déconstruction et de l’ « anti-essentialisme » se profile une troublante indifférenciation des divers niveaux ontologiques de la réalité sociale.
Le déphasage croissant entre cette sensibilité et certains nouveaux développements de la recherche scientifique et historique pose problème non seulement d’un point de vue marxien et « postmarxiste », mais du point de vue de la théorie sociale en général. Accepter la disqualification radicale de la « science de l’histoire » marxiste orthodoxe n’implique nullement qu’une théorie critique ou postmarxiste doive rester totalement étrangère ou indifférente tant aux sciences « dures » qu’aux évolutions de la discipline historiographique.
Quiconque connaît un peu la biographie intellectuelle de Marx et d’Engels et la mécanique de leurs intérêts cognitifs peut imaginer avec quelle passion ils liraient aujourd’hui une oeuvre récente et non vulgaire de vulgarisation scientifique sur les rapports métaboliques entre l’humanité et son environnement, comme De l’inégalité parmi les sociétés, de Jared Diamond17, ou bien la voracité avec laquelle ils se plongeraient dans les travaux novateurs de la « world history »18, ne serait-ce que pour en contester férocement les thèses respectives. Ces nouvelles perspectives suggèrent une problématique « postmarxiste » assez différente de celle que Laclau et Mouffe dessinaient en 1985, et à laquelle ils ne voient apparemment pas aujourd’hui de raison fondamentale d’apporter de retouche. Pendant que le professorat postmarxiste confortablement retranché dans les départements d’ « humanités » cultive ses routines discursives sous les lampions blêmissants de la grande fête social-constructiviste, ce qui émerge dans les coulisses, c’est un nouveau monde de « big structures, large processes, huge comparisons19 », un univers peuplé de macroconnexions et de macrotransitions souvent très ancrées dans l’histoire naturelle et la culture matérielle : sociologie et démographie historique à grande échelle, « histoire océanique » postbraudélienne, histoire environnementale. Ce nouveau paysage épistémologique est aussi hanté depuis quelques années par de nouvelles entités encore plus exotiques comme l’anthropologie cognitive, la psychologie évolutionniste, la paléopathologie et l’archéogénétique. Voilà qui pourrait convoquer de manière paradoxale le spectre d’un possible nouveau « matérialisme historique » et risque de rendre curieusement obsolètes, ou du moins assez problématiques, certains réflexes « anti-physicalistes » et « anti-naturalistes » propres à Laclau et Mouffe et à bien d’autres (on aimerait parfois que certains adeptes de Derrida se souviennent de l’usage plutôt suggestif que celui-ci faisait de Leroi-Gourhan dans De la grammatologie20), de même que certaines invocations postmodernes un peu incantatoires de l’irrémédiable discontinuité du social.
Nouvelles trajectoires du matérialisme
Le malaise qu’engendre la (re)lecture d’Hégémonie et stratégie socialiste est donc aussi lié à cette constatation : l’espace-temps du « postmarxisme », à savoir d’une nouvelle approche de l’articulation entre mode de production et mode de sujétion/subjectivation, ne peut qu’être amené à déborder la géographie intellectuelle étriquée du post-structuralisme (ou du structuralisme, si l’on s’en tient à l’interprétation de Balibar dans sa préface). La réinscription de Gramsci à Londres et de Lacan à Buenos Aires a quelque peu épuisé ses effets. Ce n’est pas seulement parce que la question de la centralité des « rapports de production » ne s’évapore pas si facilement à l’heure où les bonds prodigieux des « puissances mentales de la production » resignifient l’interrogation sur le lien entre composition technique et composition politique du « prolétariat », quelque part entre Marx à Detroit21 et Deleuze à Silicon Valley (sans parler de l’ampleur de la crise économique actuelle). Ce n’est pas seulement à cause des déplacements de la géopolitique du savoir qui amènent certains, avec un enthousiasme parfois un peu naïf et une méthodologie souvent approximative, à revisiter Fanon à Alger et accompagner Derrida à Calcutta. Un nouveau questionnement postmarxiste exige en fait des détours et des déplacements plus longs, plus froids, moins glamoureux, moins liés aux flux et aux reflux des modes intellectuelles dans les départements anglophones de théorie littéraire et d’études culturelles. Il pourrait passer entre autres par la reterritorialisation de la critique de l’économie politique et le réancrage matérialiste du postcolonialisme que suggère l’interrogation sur les évolutions du système-monde et l’acclimatation d’Adam Smith à Pékin22. Mais il ne doit pas non plus s’immuniser contre les surprises heuristiques que pourrait réserver le redéploiement « bio-historique » de la longue durée : Darwin dans le Croissant fertile, en quelque sorte23. (Une perspective qui, soit dit en passant, menace de faire de la notion de « biopolitique » un peu plus qu’une métaphore émoustillante.)
L’exploration de ces parages inouïs exige sans doute plus de compétence cliométrique et comparatiste que de brio discursif, mais elle n’exclut nullement le réinvestissement simultané du versant proprement éthique de l’intention marxienne, qui suppose parallèlement une relecture approfondie de la généalogie anthropologico-philosophique du projet de Marx et de son lien parfois inattendu avec l’utopie « libérale » – mais aussi avec l’autocritique romantique de cette dernière d’une part, et avec les diverses normes grecques de la « vie bonne » de l’autre24. Ce qui implique qu’on puisse recommencer à poser des questions taboues ou informulables dans la doxa du constructivisme social généralisé. Qu’est-ce que la « nature humaine » ? (J’entends déjà les cris d’horreur « anti-essentialistes » d’une partie de mes lecteurs.) Quelles sont les capacités et les nécessités cognitives, affectives et praxéologiques de l’être humain en tant qu’animal politique et symbolique (j’insiste sur « animal ») ? Comment élaborer une éthique sociale universalisable minimale mais substantielle, susceptible d’avancer au moins un pas – circonspect – au-delà du formalisme des « théories de la justice » ? Bref, relancer le lien entre matérialisme « historique » – et, aujourd’hui, inévitablement écologique – et « philosophie de la praxis » sous une nouvelle figure plurielle mais consistante.
S’agit-il d’une ambition utopique et démesurée, voire néfaste ? Laclau et Mouffe y verraient sans doute un nouveau projet illusoirement totalisant. Mais vouloir moins que cela et se contenter de parer d’un vernis de rhétoricité chatoyante le devenir fatalement entropique de la prolifération indécidable des positions de sujet, quitte à lui imprimer une torsion « hégémonique » vaguement radical-démocratique ou à tricoter un point de capiton national-populaire, est-ce vraiment motivant ? J’ai personnellement du mal à le croire. Et tant qu’à en rabattre sur des ambitions épistémologiques excessives, je préfère alors l’empirisme scrupuleux du « descriptivisme sociologique » si méprisé par Laclau et Mouffe, fut-ce par exemple sous la forme d’une humble approche ethnométhodologique des pratiques et discours de mobilisation – et aussi de « non-mobilisation », l’analyse des préférences adaptatives n’ayant pas moins d’importance que celle des luttes et des résistances. La « theory » a fait long feu ; il est grand temps d’être soit plus ambitieux, soit plus modeste.